Par Bérénice Lasfargues, BNP Paribas AM
Estimer le rôle et la valeur des « Big Tech », ces géants technologiques au formidable potentiel de croissance, mais également en proie à des problèmes de sécurité et de confidentialité, peut déchaîner les passions, échauffer les débats et soulever des questions. Comment déterminer si leur influence est bonne ou mauvaise du point de vue de la durabilité ?
Egalité sociale et environnement
D’un côté, la technologie ouvre des accès en mettant l’information et les contenus à disposition de populations marginalisées, et en donnant des moyens d’expression à ceux qui n’en ont pas. La technologie stimule également des solutions innovantes dans de nombreux domaines, entre autres la santé. En ce sens, on peut affirmer que la technologie contribue à l’égalité sociale. [1]
Dans le même temps, les « Big Tech » (la poignée de géants technologiques qui dominent le secteur) présentent un bilan contrasté en termes d’environnement, de société et de gouvernance (ESG). Certains considèrent, par exemple, qu’ils facilitent la falsification des votes [2] et la surveillance intrusive. On leur reproche aussi des abus de positions sur les marchés, leur préférence pour les applications ou fonctionnalités maison par rapport à celles de la concurrence [3], ou encore l’énorme consommation d’électricité de leurs centres de données. [4]
La puissance des leaders technologiques se reflète au niveau des géants de la distribution et du commerce électronique, ainsi que dans les liens entre les secteurs de la publicité et des réseaux sociaux. Les innovations technologiques du secteur privé guident la rupture et le changement dans les domaines économique, social et politique à partir de nombreux domaines d’application, allant des télécommunications et de la sécurité numérique à la livraison de repas en passant par la gestion des chaînes d’approvisionnement.
Dans son évaluation des Big Tech, le professeur Kaye de l’Université de Californie d’Irvine
évoque des luttes, des compromis et des principes. À certains égards, ces aspects recoupent trois considérations clés pour les investisseurs : le risque, l’opportunité et la responsabilité.
Luttes avec la complexité et les compromis
Évaluer la puissance des géants technologiques s’apparente à une lutte, pour deux raisons.
La première est une question de complexité. Les réseaux logiciels et le matériel sensible et sophistiqué nécessitent d’importants efforts de compréhension de la part des investisseurs comme des responsables politiques.
La deuxième raison a trait aux compromis à faire entre les questions de vie publique, de confidentialité, de santé publique et de sécurité nationale. Si les gouvernements et l’opinion publique pointent du doigt la désinformation et les discours de haine en ligne comme sources de préjudices publics, toute initiative visant à régler ce problème peut aboutir à enfreindre la liberté d’expression et d’accès à l’information. Les réseaux sociaux, tout comme d’autres outils numériques, peuvent représenter un danger pour la santé des enfants et des jeunes. Ils peuvent cependant aussi contribuer à développer leur faculté d’apprentissage et leur sens critique, les aidant à devenir des adultes pleinement conscients.
Un cadre est bien évidemment indispensable afin de comprendre comment, selon le cas, faire des choix réglementaires appropriés ou prendre des décisions d’investissement satisfaisantes.
Le bon cadre réglementaire pour l’investissement
Les Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits humains ont été mis au point afin d’aborder la question des devoirs des gouvernements (et des entreprises) face aux impacts des entreprises sur les droits humains. [5]
Ces principes stipulent que les États ont un devoir de protection contre les violations des droits humains, y compris par les entreprises. Autrement dit, des mesures appropriées doivent être adoptées afin d’empêcher ces violations et celles-ci doivent faire l’objet d’enquêtes, de sanctions et de réparations le cas échéant. Il est établi que les entreprises sont tenues au devoir de prévenir ou d’atténuer les violations des droits humains, et de disposer des moyens et des outils nécessaires à cet effet.
Les investisseurs emploient ces mêmes principes comme cadre d’évaluation de la conduite responsable des entreprises envers les droits humains, y compris quand cette évaluation est celle d’une Big Tech.
Diligence raisonnable en matière de droits humains
Le Professeur Kaye insiste sur le fait que l’attitude responsable d’une entreprise en matière de protection des droits humains implique de préparer et appliquer des politiques de prévention et d’atténuation des nuisances. Une telle attitude implique également d’intégrer une «diligence raisonnable en matière de droits humains » à chaque étape, depuis le développement du produit jusqu’au client final.
Cette approche est relativement similaire à celle des politiques environnementales ou climatiques, pour lesquelles de nombreux gouvernements exigent des entreprises qu’elles procèdent à une évaluation de leur impact écologique. Alors, pourquoi ne pas évaluer non plus leur impact en matière de droits humains ?
Les investisseurs peuvent alors jouer un rôle essentiel pour sensibiliser les entreprises au fait que des politiques de diligence raisonnable des droits humains peuvent constituer un précieux outil pour une activité économique responsable.
Une approche aux multiples parties prenantes
Dans ce contexte, en tant que membres de l’opinion publique, investisseurs ou responsables politiques, avons-nous la volonté d’agir pour que les Big Tech aient un comportement responsable ? [6]
Dans les domaines de la modération de contenu, des discours haineux et de la désinformation, par exemple, un moyen de favoriser le comportement responsable serait de demander aux entreprises d’appliquer en toute transparence des principes de liberté d’expression impliquant également des voies de recours. De l’avis du professeur Kaye, la société dispose des outils permettant de s’assurer que l’attitude des Big Tech est conforme à l’intérêt général. Mais en laissant le temps s’écouler sans agir, il pourrait devenir plus difficile de prendre des mesures fermes.
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Remarques et références
[1] Voir par exemple Comment la 5G peut devenir un moteur de l’égalité sociale (en anglais)
[2] Voir par exemple Au Capitole, les dirigeants de sociétés technologiques déplorent l’ingérence dans les élections mais engagent peu de promesses (en anglais)
[3] Voir par exemple Enquête sur la concurrence sur les marchés numériques (en anglais)
[4] Voir par exemple Centres données et réseaux de transmission des données (en anglais)