
Par Pierre Pestieau, Professeur à l’ULG et au Core
La fracture sociale est une expression qui est surtout utilisée en France même si sa réalité dépasse les frontières de l’hexagone. Elle désigne généralement le fossé séparant une certaine tranche socialement intégrée de la population d’une autre composée d’exclus. Il est admis que les victimes de la fracture sociale, les oubliés de la mondialisation, les clients du populisme se retrouvent parmi les plus démunis de notre société et pourtant il serait erroné de prendre le revenu comme seule caractéristique de ces situations.
En d’autres termes la pauvreté financière n’est pas une condition nécessaire ni suffisante pour faire partie de ceux qui se sentent ainsi exclus. Bien plus important, il y a l’élément de ressenti, par exemple le sentiment que l’on a moins que ce à quoi on s’attendait, qu’on est moins bien loti que le voisin ou le parent proche qui n’a pas plus de mérite que soi, ou encore que son emploi est menacé, voire supprimé, du fait d’une délocalisation réelle ou annoncée de son entreprise ou d’une décision inexpliquée d’un gouvernement central jugé distant et animé par des technocrates arrogants.
La dimension subjective de ressenti de ces situations est importante. Contre toute évidence, certains perçoivent un risque de perdre leur emploi et en blâment une délocalisation imaginaire ; d’autres éprouvent un sentiment d’insécurité et l’attribuent à la présence d’étrangers qui pourtant sont inexistants là où ils résident. Plusieurs travaux récents démontrent que cette fracture qui ne s’articule pas uniquement en termes de revenu peut expliquer l’émergence du vote populiste.
L’histoire des années 1920 et 1930 nous donne ici de précieux points de repères. Trois économistes, Kevin O’Rourke, Barry Eichengreen et Alan de Broomhead (1), ont examiné systématiquement les déterminants de 171 élections tenues entre 1919 et 1939. Leurs travaux montrent que plus la récession s’incruste, plus la probabilité d’une poussée d’extrême droite est forte. Le risque est encore accru dans les jeunes démocraties et dans les pays où le mode de scrutin ouvre l’espace aux partis marginaux, comme la proportionnelle sans niveau plancher de voix requis pour obtenir des sièges. L’analyse de l’ascension d’Hitler montre que ce sont surtout ceux qui craignaient de perdre leur statut (petits commerçants, domestiques) qui ont voté pour le parti nazi.
Deux autres chercheurs, Ingo Geishecker et Thomas Siedler (2), montrent le rôle de la peur du déclassement dans le vote extrémiste en l’Allemagne contemporaine. Les salariés qui craignent de se retrouver au chômage ont une probabilité plus forte (48 % à l’ouest du pays et 64 % à l’est) que les autres d’exprimer des affinités avec un parti d’extrême droite.
Une étude récente (3) sur le Brexit conclut qu’il ne faut pas trouver les causes du vote en faveur du Brexit dans l’immigration ou dans l’ouverture des frontières, mais plutôt dans la perte d’emploi et la baisse de revenus.
Trois chercheurs américains (4), étudient le vote extrémiste (surtout de droite) aux Etats Unis. Ils analysent l’impact de la désindustrialisation sur la couleur politique des districts électoraux. Le constat est sans appel : dans les districts particulièrement touchés par des pertes d’emploi liées à la désindustrialisation, surtout quand elles est perçue comme résultant de délocalisations, les membres de la Chambre des représentants et du Sénat tendent à être idéologiquement plus extrêmes. Avec pour conséquence un Congrès qui est de moins en moins modéré et où il devient difficile d’aboutir à des compromis.
Dans une étude toute récente, les chercheurs du CEPREMAP (5) ont essayé d’expliquer le vote des Français lors des dernières élections présidentielles. Ils distinguent trois catégories de facteurs. D’abord, une serie de caractéristiques socio-économiques et démographiques telles que le revenu, l’emploi, l’éducation, la situation de famille. Ensuite, une variable qui mesure le degré d’optimisme de la personne interrogée. Enfin, des variables reflétant l’idée qu’elle se fait de la société dans laquelle elle vit, de l’importance de s’ouvrir à l’autre ou au contraire de se fermer.
Leurs résultats sont étonnants, si pas surprenants. Le vote Le Pen s’explique par les trois groupes de facteurs. Les votes Fillon, Macron et Mélenchon en revanche ne s’expliquent que par un seul groupe. Le vote Fillon par les facteurs socio-économiques. Le vote Macron, par le second groupe, qui a trait à la manière de percevoir l’avenir. Enfin le vote Mélenchon ne s’explique que par le troisième groupe, qui est davantage idéologique.
On le voit d’un cas à l’autre les explications varient mais dans l’ensemble il apparaît qu’elles ne sont pas centrées sur la seule distribution des revenus. Le fait que la fracture sociale ne coïncide pas avec le fossé entre riches et pauvres pose problème. La pauvreté peut être atténuée par une politique de redistribution des revenus. La réalité ou la crainte de perte d’emploi, le pessimisme et le rejet de l’autre, la perception de déclassement sont des problèmes bien plus difficiles à résoudre et vis-à-vis desquels l’Etat providence traditionnel se trouve relativement désarmé. C’est là sans doute le défi le plus important qu’il devra relever au plus tôt.
Une première façon de l’adresser est de renoncer à l’hypothèse que les économistes font en général et qui implique que les revenus du travail ont la même valeur que les revenus de remplacement tels que les indemnités de chômage ou les revenus d’insertion (RMI, RSA). Cette hypothèse peut avoir pour conséquence qu’il vaut mieux faire l’impasse sur l’éducation de personnes peu douées ou sur l’emploi de travailleurs à faible rentabilité en leur attribuant un revenu de remplacement. Or, si le revenu du travail était davantage valorisé que ces revenus de remplacement, il est possible qu’il vaille la peine d’éduquer les uns et de sauver l’emploi des autres. Plusieurs études récentes semblent confirmer cette vue avec pour argument que le travail génère un revenu mais aussi une place dans la société, le respect des autres et une satisfaction personnelle.
(1) Kevin O’Rourke, Barry Eichengreen et Alan de Broomhead (2012), Right Wing Political Extremism in the Great Depression, CEPR Discussion Paper No. DP8876
<http://www.nuffield.ox.ac.uk/Economics/History/Paper95/bromheadeichengreenorourke95.pdf>
(2) Ingo Geishecker Thomas Siedler (2012), Job Loss Fears and (Extremist) Party Identication: First Evidence from Panel Data, IZA Discussion Paper No. 6996 https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2177194
(3) Sascha O. Becker, Thiemo Fetzer and Dennis Novy (2017), Who Voted for Brexit? CESIfo Discussion Paper, <http://cep.lse.ac.uk/pubs/download/dp1480.pdf>
(4) David Autor, David Don, Gordon Hanson and Kaveh Majlesi (2016), Importing Political Polarization? The Electoral Consequences of Rising Trade Exposure, http://economics.mit.edu/files/11499
(5) http://www.cepremap.fr/depot/2017/04/Bien-etre-et-vote-2017-04-12.pdf