Par Baudouin Dubuisson, Economiste et administrateur de sociétés
L’économie apparaît trop souvent comme une chasse gardée de spécialistes. Les choses sont pourtant plus simples qu’on ne le croit car les mêmes causes produisent inévitablement toujours les mêmes effets. Ce n’est que quand la finance s’en mêle que tout se complique. A tel point qu’à sa manière, Coluche expliquait qu’après avoir entendu la réponse d’un technocrate, on ne comprend même plus la question qu’on lui a posée…
L’économie contemporaine repose sur l’illusion qui consiste à croire que, dans un système dont le nombre de participants est limité, la croissance est en mesure de nous faire oublier que c’est le déficit des uns qui fait la prospérité des autres. Quand Thomas Piketty a démontré que la croissance normale sur une longue période ne dépassait pas 1% à 1,5%, personne ne l’a contredit, mais le “mainstream” n’a pas non plus intégré ses conclusions: il persiste à considérer que la croissance résoudra tous nos problèmes alors qu’elle est totalement insuffisante pour permettre aux quelque deux cent pays de la planète de gagner tous en même temps. Dans les faits, l’économie mondiale se rapproche aujourd’hui plutôt d’un jeu à somme nulle.
Depuis Keynes, nous savons qu’il est possible, en s’endettant, de relancer la conjoncture. Cependant, avec les années, nous avons fini par oublier qu’il faut aussi profiter de la période des vaches grasses pour se désendetter. Surtout, nous avons, par facilité, fait semblant de croire que l’endettement permet aux plus faibles de se rétablir, alors qu’il ne fait jamais que prolonger l’illusion du “tous gagnants”. Les courants commerciaux ne s’inversent pas rapidement; il faut des années pour développer un outil industriel. L’accumulation des déficits structurels des pays produisant peu de valeur ajoutée conduit lentement mais sûrement l’économie mondiale vers le point de rupture, vers le moment où le rééquilibrage s’impose, librement consenti ou contraint. Nouriel Roubini, un des rares économistes qui ait prévu la crise de 2008, rappelait encore dans une de ses récentes chroniques que la mondialisation pouvait bénéficier à tous à condition d’accorder des compensations aux perdants. A défaut, la crise est inévitable.
Sans remonter jusqu’ à 1929, ce fut le cas en 1971 lorsque les Etats-Unis, confrontés à leur double déficit, durent se résoudre à abandonner la convertibilité du dollar faute de mécanisme visant à soutenir les taux de change fixes en recyclant les excédents. C’est ce qui se passe de nos jours en Europe avec la combinaison monnaie unique – dette grecque. Dans les deux cas, l’issue était prévisible dès l’origine. Dès Bretton Woods, Keynes avait proposé un impôt mondial, tant sur les excédents que sur les déficits excessifs, de manière à disposer, le moment venu, de moyens d’intervention. L’idée fut rejetée par les Etats-Unis alors même qu’ils la mettaient en place chez eux en permettant à l’Etat fédéral de venir en aide aux états en difficulté. La zone euro, sous la pression de la banque centrale allemande, s’est abstenue de mettre en place un mécanisme de solidarité alors que nous pouvions prévoir que la monnaie unique allait renforcer les plus forts, au premier rang desquels l’Allemagne, au détriment des plus faibles.
La situation que nous vivons aujourd’hui n’est guère différente de ce que nous avons connu dans le passé: non seulement la plupart des pays occidentaux se sont endettés pour sauver le système bancaire, mais les pays émergents flirtent aussi avec les limites: 53.000 milliards de dollars de dettes, 215% de leur PIB, pour les vingt principaux d’entre eux, dont la Chine et ses entreprises publiques abyssalement déficitaires! Même une inversion des courants commerciaux ne ferait que déplacer le problème. Par dessus le marché, le ralentissement chinois nous laisse avec des surcapacités de production phénoménales qui laissent peu de perspectives aux investissements. Seule consolation: le secteur bancaire, principal acteur de l’effet systémique devrait éviter l’accident grâce au “bail in”. Il restera néanmoins sous pression en raison de taux d’intérêt limités par le faible taux de croissance mais surtout une intermédiation à risque croissant puisqu’il consiste à recycler l’argent des “riches” en le prêtant, plus cher, aux “pauvres” avec un risque croissant… A défaut de crise, tout est en place pour la stagnation séculaire en économie et la volatilité dans le monde de la finance.
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