Pourquoi le fait de rémunérer les dons de sang se traduit-il par une réduction du volume global de ces dons ? Pourquoi les garderies qui infligent une amende aux parents qui viennent récupérer leur enfant trop tard ne font-elles qu’augmenter ces retards de façon générale ? Pourquoi les systèmes de rémunération mal conçus poussent-ils parfois à l’imprudence ou à la fraude pure et simple ? L’explication à toutes ces situations réside dans le pouvoir de l’incitation.
Pratiquement tout ce que nous faisons est conditionné par l’incitation – les motivations qui se cachent derrière chacune de nos actions et décisions. Dans la vie économique, il s’agit en premier lieu d’encouragements financiers, mais il existe d’autres types de mesures incitatives, basées sur la morale et la contrainte, qui nous poussent à certaines actions parce qu’elles sont justes ou qu’elles nous sont imposées.
Bien que jouant un rôle déterminant, les mesures d’incitation et leur mécanisme restent un aspect sous-estimé du processus de décision tant au niveau individuel qu’à celui de l’entreprise. Le problème, c’est, qu’en dépit de leurs bonnes intentions, les systèmes d’incitation n’ont pas toujours les effets escomptés. L’idée de se faire payer pour donner son sang crée une réticence chez les donneurs, dont la première motivation est d’ordre moral et caritatif ; et dans tous les cas, quel prix peut-on attribuer à son sang ? De même, payer une amende pour être venu récupérer son enfant trop tard à la garderie rend cette infraction plus acceptable pour les parents que la honte d’être les seuls à être en retard (la motivation sociale est ici plus puissante que la motivation financière).
Cette réponse inattendue à une politique ou un mécanisme d’incitation est souvent appelée l’effet cobra. Ce nom provient d’une mesure prise par le gouvernement colonial britannique en Inde, qui s’inquiétait du nombre de cobras venimeux à Dehli. Pour venir à bout de ce problème, le gouvernement offrit une prime pour chacun de ces serpents morts. Le nombre de cobras commença à chuter mais le système de récompense inspira rapidement de nouveaux « entrepreneurs », qui se mirent à élever des cobras pour pouvoir encaisser plus de primes. Le programme fut abandonné et les cobras élevés, ayant perdu leur valeur, furent relâchés, l’opération se soldant par une augmentation de leur population.
Il est donc évident que les mesures incitatives (et la façon dont elles sont conçues) ont une influence majeure sur tous les aspects de notre comportement, qui va parfois au-delà de notre reconnaissance consciente. La structure des systèmes incitatifs fait ces dernières années l’objet d’un nombre croissant d’études dans le monde économique ; en partie à la suite de scandales comptables dans les entreprises, où des mesures incitatives mal conçues ont joué un rôle dans les prises de décisions inconsidérées des cadres supérieurs.
Depuis l’introduction par Adam Smith de l’idée que les commerçants négociant en fonction de leurs propres intérêts contribuaient à faire progresser le bien commun, la pensée économique traditionnelle est toujours partie du principe que les mesures financières susciteraient une réponse rationnelle de la part des individus. Les achats de produits diminuent lorsque leur prix augmente car cela permet d’économiser de l’argent et les gens investissent davantage dans une entreprise solide si l’action est « bon marché » que si elle est chère.
La finance comportementale démontre toutefois que nous ne réagissons pas toujours de façon rationnelle dans la pratique – en particulier dans les périodes d’incertitude exigeant des calculs plus méthodiques (par exemple l’évaluation d’une entreprise). Nous savons que dans la pratique, les actions et les secteurs économiques peuvent être entraînés au-delà de leur juste valeur intrinsèque – comme ce fut le cas lors de la bulle spéculative des TMT en 2000, les attentes ayant largement dépassé la réalité.
Des investisseurs répondent aux mesures incitatives en période de volatilité, mais ce ne sont malheureusement pas ceux que les économistes traditionnels attendent – tout le monde n’évaluant pas les prix et les valeurs avec le même sang-froid. Les expériences conduites par la finance comportementale sur la base des principales leçons tirées dans les domaines de la psychologie et des neurosciences montrent au contraire que les mesures incitatives auxquelles nous répondons sont d’ordre émotionnel et non rationnel.
Une réduction des tensions à court terme –obtenue par la vente des actions sur le marché boursier en période de chute occasionnelle des cours – va souvent dans un sens diamétralement opposé à celui de nos objectifs rationnels d’épargne à long terme. En termes de neurosciences, les parties de notre cerveau qui ont tendance à dicter notre réaction aux incitations sont l’amygdale et les noyaux accumbens, qui jouent un rôle important dans le système de peur et de récompense – et non le cortex préfrontal, davantage associé aux calculs complexes et aux décisions d’exécution.
La partie de notre cerveau régissant la peur et la récompense influence peut-être plus notre comportement que nous le pensons. Dans les années cinquante et soixante, l’administration américaine instaura une série de mesures légales de protection exigeant l’utilisation des ceintures de sécurité, la présence de tableaux de bord rembourrés et de pare-brise résistant aux impacts. Mais le nombre des accidents ne cessa d’augmenter. L’argument avancé en guise d’explication était que des véhicules plus sûrs rendaient les chauffeurs moins prudents. Autrement dit, que des véhicules plus dangereux incitaient les gens à conduire de façon plus prudente.
Une récente expérience vient confirmer cette idée. Les villes de Drachten et Makkinga aux Pays-Bas ont éliminé les feux de signalisation dans leur centre-ville pour y améliorer la sécurité du trafic. Les résultats furent spectaculaires : à un carrefour de Drachten, le nombre d’accidents a chuté pour passer de trente-six, pendant les quatre années précédant cette mesure, à deux au cours des deux années qui ont suivi. L’incitation à la prudence augmente en l’absence de règles strictes de la circulation, lorsque la question de savoir qui a la priorité se complique.
Certaines politiques sont décrites comme ayant des « conséquences imprévues » mais ne sont en réalité que rarement considérées dans la perspective de leur effet incitatif, alors qu’il est très important de comprendre la nature humaine et nos réponses probables aux mesures d’incitation. Une telle approche peut être particulièrement révélatrice dans le cadre de l’analyse de l’investissement. Par exemple, comment les dirigeants sont-ils motivés dans les entreprises où nous souhaitons investir ?
Certains types de rémunération ont sans aucun doute des conséquences inattendues. Par exemple, les options d’achat d’actions sont devenues, au cours des années quatre-vingt-dix, un moyen courant d’encourager les PDG à améliorer les performances de l’entreprise par le biais de récompenses financières (bénéfices issus de l’augmentation du cours de l’action). L’idée était de proposer aux dirigeants une part honnête des bénéfices issus de l’augmentation du cours de l’action induite par une gestion efficace à long terme. Toutefois, la nature de ces mesures incitatives eut pour effet que certains dirigeants décidèrent de jouer le tout pour le tout à court terme et de présenter de façon agressive ou même de fabriquer les comptes annuels afin de donner l’impression du succès et de faire monter le cours de l’action dans le seul but de tirer profit de leurs options d’achat d’actions.
C’est ainsi qu’éclatèrent quelques-uns des scandales comptables les plus importants du tournant du siècle dernier, comme ceux de WorldCom et d’Enron. Dans ces deux cas, des mesures créatives avaient été prises pour gonfler les bénéfices et éviter la comptabilisation de coûts dans les états financiers en vue de provoquer une hausse du cours de l’action. Bernie Ebbers chez WorldCom et, chez Enron, le président Ken Lay, le CEO Jeffrey Skilling et d’autres cadres supérieurs vendirent des millions d’options d’achat d’actions dans les mois précédant la faillite de leur entreprises. Ebbers, Lay et Skilling ont par la suite été condamnés pour fraude et incarcérés.
Le travail d’un analyste boursier consiste à détecter les feux rouges comptables qui deviennent visibles avant qu’ils ne produisent leurs effets. Par exemple, un examen de la croissance des revenus déclarés d’Enron au cours des cinq dernières années du siècle dernier aurait suffi pour que l’on se pose des questions. Les revenus passèrent en effet de 9 à 100 milliards de dollars en seulement 5 ans. Du jamais vu ! Pour la seule année 2000, l’entreprise aurait réalisé selon les chiffres une croissance de 150 % de ses revenus, alors que les bénéfices ne progressaient que de 10 %. L’entreprise comptabilisait des revenus trop tôt et en inventait même, faisant de plus usage de partenariats hors bilan pour camoufler d’énormes pertes.
Croissance des revenus des plus grandes entreprises de la liste Fortune 500 (1999-2000)
Revenu en millions de $ | 1999 | 2000 | Variation |
ExxonMobil | 163 881 | 210 392 | 28% |
Wal-Mart | 166 809 | 193 295 | 16% |
General Motors | 189 058 | 184 632 | (2%) |
Ford | 162 558 | 180 598 | 11% |
General Electric | 111 630 | 129 853 | 16% |
Citigroup | 82 005 | 111 826 | 36% |
Enron | 40 112 | 100 789 | 151% |
Source : Financial Shenanigans, Howard M Schilit.
Les investisseurs doivent également se méfier des opérations de fusion/acquisition dont l’unique objectif est de grossir les revenus à court terme. L’une des principales ruses comptables de WorldCom fut de stimuler les revenus par le biais d’acquisitions – l’entreprise ayant procédé à plus de 70 opérations de ce type au cours de sa brève existence. Cela lui permettait d’amortir immédiatement les coûts, de créer des réserves puis de reverser ces réserves aux revenus « gagnés », comme requis. Il ne fut mis fin à cette pratique qu’en 2000, lorsque les organismes de réglementation opposèrent leur veto à l’acquisition de Sprint. WorldCom eut alors recours au transfert de centaines de millions de frais d’exploitation ordinaires du compte de résultat au bilan, où ils furent capitalisés. L’entreprise put ainsi réaliser ses objectifs de revenus de 2000 à 2002 sans que la tactique soit révélée par les audits internes. Le CEO Bernie Ebbers mit ce répit à profit pour vendre massivement ses actions.
Outre l’indication de croissance par acquisition, l’un des signes avant-coureurs pouvait être mis à jour par une analyse de la trésorerie disponible de WorldCom. Tandis que les flux de trésorerie déclarés ne présentaient pas d’anomalie, l’analyse de la trésorerie disponible, englobant les dépenses en immobilisation, racontait une tout autre histoire. En 1999, avant le début de la capitalisation des coûts, la trésorerie disponible était de 2,3 milliards de dollars. En 2000, elle chuta à – 3,8 milliards, une détérioration stupéfiante de 6,1 milliards. Une chute brutale de la trésorerie disponible doit être perçue comme un feu rouge par les investisseurs.
Il convient également de tenir compte, lors de l’examen d’une entreprise, de son évaluation qualitative, qui peut être tout aussi importante que l’exactitude des données quantitatives. Les investisseurs doivent établir si l’entreprise, dans la présentation de ses chiffres, a adopté une attitude agressive ou conservatrice. La comptabilité ne consiste pas seulement à équilibrer les comptes et l’entreprise dispose de plusieurs façons de les présenter. Il peut s’avérer très instructif de constater dans quel état d’esprit l’entreprise propose son rapport annuel.
Ainsi, la structure de la rémunération exerce une grande influence sur les motivations des dirigeants et sur leur propension à prendre des risques. Au lendemain de la crise financière, le système de bonus pratiqué par les banques fut largement critiqué car il traduisait une culture à court terme encourageant les prises de risques inconsidérées. Les plans d’incitation à long terme ou LTIP (Long Term Incentive Plans) offrent de meilleures perspectives mais doivent être exclusivement à long terme, avec par exemple l’obligation de conserver les titres durant au moins cinq ans, incitant les cadres à investir dans l’entreprise sur des périodes plus prolongées et créant une meilleure adéquation entre leur rémunération et leurs performances à long terme.
L’incitation est importante, tant en matière de décisions d’investissement que de comportement des dirigeants. Il est très utile d’examiner ses propres motivations avant de prendre toute décision d’investissement. La décision est-elle compatible avec votre stratégie d’investissement à long terme ou s’agit-il d’une décision émotionnelle induite par des motivations à court terme pouvant être contraire à vos objectifs à long terme ? Enfin, un examen détaillé des comptes peut aider les investisseurs à éviter les accidents.
*Pour plus de renseignements, voir le concept expérimental du « Shared space » de l’urbaniste néerlandais Hans Monderman.
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