Sommes-nous programmés pour le court terme ?

IMG_1054Par Fidelity

« La nature humaine exige de prompts succès et l’enrichissement rapide a une saveur particulière, l’homme moyen calculant la valeur actuelle des profits différés à un taux d’escompte fort élevé. » J.M. Keynes[1]

À chaque début d’année, les investisseurs essaient de tenir compte des perspectives pour les douze mois à venir. Aujourd’hui, la vision des marchés est devenue tellement court-termiste que c’est bien l’une des rares occasions où l’on se projette un tant soit peu.

La crise du système financier et des dettes souveraines a eu pour conséquence compréhensible, mais néanmoins fâcheuse, d’accentuer ce biais parmi les investisseurs. D’ailleurs, le simple fait de se référer aux performances trimestrielles des investissements et l’attention sans relâche des analystes pour les résultats trimestriels suffisent pour montrer à quel point le court-termisme est devenu une caractéristique inhérente aux marchés financiers. Et pourtant, cette vision court-termiste est en totale opposition avec la philosophie qui sous-tend la volonté de construire un patrimoine sur le long terme.

Les chiffres des grandes places boursières prouvent que les investisseurs adoptent une perspective de plus en plus rapprochée dans le temps : ainsi, aux États-Unis, un investissement sur le NYSE était détenu en moyenne pendant 7 ans en 1940, alors qu’aujourd’hui, sur l’ensemble des marchés mondiaux, la période moyenne de détention d’un placement est inférieure à trois mois (voir Schéma 1). Or, ceci ne s’explique pas totalement par l’arrivée d’investisseurs de court terme axés principalement sur les facteurs techniques.

La durée moyenne de détention des actions diminue (aujourd’hui inférieure à trois mois sur l’ensemble des marchés mondiaux)

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Source : Goldman Sachs. Durée moyenne de détention d’actions de tous les intervenants de marché et par région. Août 2013.

De tous les biais comportementaux auxquels sont confrontés les investisseurs, le court-termisme est sans conteste l’un des plus importants. Depuis longtemps, les psychologues considèrent notre inclinaison naturelle pour la récompense immédiate (ou gratification instantanée) comme une caractéristique de la condition humaine dont les conséquences touchent de nombreux aspects de notre comportement. On le voit en particulier avec les enfants : tous les parents luttent pour que leurs enfants prennent conscience de la valeur de l’attente, en dépit de leur envie irrépressible, biologique, de dévorer sur le champ tout leur paquet de bonbons.

Si l’on s’en remet au comportement des investisseurs, leur préférence pour le court terme fait d’eux de perpétuels enfants. En investissant, nous faisons appel à des biais cognitifs profondément ancrés et à des réponses cérébrales automatiques grâce à l’implication du facteur argent, dont il a été prouvé qu’il favorise la prise de décision émotionnelle, en particulier dans les périodes de tension.

Il semble donc que les marchés soient en fait programmés pour être court-termistes. Les expériences montrent qu’invariablement, les investisseurs vont préférer des gains immédiats à des gains plus éloignés dans le temps : la faute à la dopamine, molécule du plaisir secrétée par notre cerveau lorsqu’il est confronté à une gratification immédiate. En fait, les études ont montré que la possibilité d’un gain financier immédiat procure, via la dopamine, un plaisir comparable à celui de consommer un aliment, une cigarette ou un verre d’alcool.

D’après les neuroscientifiques, le plaisir ne provient pas de la même partie du cerveau selon que le gain financier est immédiat ou qu’il s’inscrit dans le long terme.[2]Ainsi, des études comportementales ont prouvé que la plupart des individus préfèreraient toucher 100 £ aujourd’hui plutôt que 200 £ dans un an, mais qu’a contrario, entre attendre six ans pour toucher 100 £ ou sept ans pour 200 £, ils choisiraient l’échéance la plus longue. Cette incohérence n’a pas de fondement rationnel, puisque les montants en jeu sont les mêmes dans les deux perspectives. D’un point de vue neuroscientifique, lorsqu’un choix implique une récompense immédiate, nous utilisons de façon disproportionnée notre cortex frontal médian, une partie du cerveau associée à la pensée automatique émotionnelle et connectée avec le système du mésencéphale qui produit de la dopamine. En revanche, lorsque le choix doit se faire entre deux récompenses éloignées dans le temps, c’est une partie du cerveau qui calcule, le cortex pariétal, que nous utilisons pour prendre une décision plus rationnelle, fondée sur la patience. Si nous voulons adopter une vision de long terme, il nous faut reconnaître que nos cerveaux sont contre nous, car la patience est vraiment une vertu dans le monde de l’investissement.

Toutefois, le court-termisme boursier ne vient pas que des investisseurs. Ce trait fait désormais partie intégrante du fonctionnement des marchés à cause de la façon dont sont considérés les bénéfices futurs des entreprises. La problème ici, c’est que la majorité des analystes sell-side portent trop d’attention aux prévisions de bénéfices à court terme par rapport à celles qui s’inscrivent sur des horizons de un ou trois ans, et qu’à mesure que progresse le nombre d’analystes suivant des grandes multinationales, le poids des résultats à court terme dans leurs travaux demeure disproportionné. On peut constater ce court-termisme dans le Schéma 2, qui montre également que les prévisions au-delà de trois ans sont relativement rares.[3]

Les analystes sell-side sont focalisés sur les prévisions de bénéfices à court terme

par défaut 2014-01-24 à 08.57.05Source : DataStream, Goldman Sachs. Nombre de prévisions de BPA du consensus I/B/E/S pour les capitalisations de 1 Md USD. Août 2013.

Que doivent donc faire les investisseurs pour surperformer ? Ils peuvent tout simplement adopter une perspective plus éloignée que celle du marché. Comme on l’a vu, investisseurs et analystes se confinent de plus en plus dans une vision de court terme : conséquence, le marché actions est devenu relativement efficace pour valoriser les bénéfices dans un horizon rapproché, où le niveau de certitude est généralement plus élevé. En revanche, quand il s’agit d’évaluer les bénéfices à long terme, l’efficacité du marché diminue, car les investisseurs négligent le potentiel à long terme des sociétés exposées à une croissance structurelle robuste. C’est là une opportunité pour les investisseurs et les stratégies qui sauront identifier judicieusement les bénéficiaires de cette tendance.

Ces sociétés seront en effet en mesure d’enregistrer des flux de liquidités réguliers qu’elles pourront à nouveau dépenser pour se développer : c’est en réinvestissant leur trésorerie dans des opportunités de croissance sur leurs marchés (augmentation des dépenses d’investissement, qui en retour permettent d’accélérer les ventes et les bénéfices) qu’elles obtiendront un moteur cumulatif de hausse soutenue et durable de leurs résultats.

Et c’est là qu’une compréhension des moteurs et des tendances de long terme, comme la démographie, peut se révéler particulièrement utile au sein du processus d’investissement. Prenons les exemples d’Essilor et Novo Nordisk. Essilor est le leader mondial des verres correctifs,[4] tels que les verres progressifs, ce qui signifie que son activité est exposée à deux grandes tendances structurelles : le vieillissement des populations (qui ont besoin de plus de lunettes) et l’enrichissement des marchés émergents, dont les habitants peuvent maintenant se permettre plus systématiquement de corriger leur vue. Novo Nordisk est un des leaders des produits de traitement du diabète, une affection qui touche actuellement près de 371 millions de personnes à travers le monde et possiblement 552 millions d’ici 2030, selon les estimations.[5] Depuis dix ans, les résultats publiés réellement par ces deux sociétés sont régulièrement supérieurs aux prévisions du marché (autrement dit, elles ont souvent surclassé le marché), ce qui leur a permis d’offrir des performances attractives à leurs actionnaires les plus fidèles.

Le court-termisme est parfois une caractéristique dominante des marchés ; cependant, les faits montrent que ce biais peut être exploité en adoptant une perspective plus éloignée, et en investissant dans des stratégies de long terme.

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[1] Keynes, J.M. (1936).

[2] Selon McClure et al (2004), la possibilité d’une récompense immédiate déclenche l’utilisation de parties du cerveau associées au système dopaminergique et impliquées dans les comportements impulsifs, alors que l’enjeu d’une récompense éloignée dans le temps est abordé par une autre partie du cerveau, associée au calcul. Voir McClure et al (2004) et Knutson and Peterson (2005).

[3] Cela s’explique en partie par l’existence du biais de disponibilité (mentionné ci-dessus), lié à la grande quantité d’informations accessibles à tout moment pour informer les prévisions à court terme.

[4] Essilor, Présentation annuelle aux actionnaires 2013

[5] International Diabetes Federation, 2012