Dans un monde obsédé par la gloire individuelle, les médias se sont, au cours de la dernière coupe du monde au Brésil, massivement concentrés sur les figures emblématiques du foot telles que Messi, Neymar et Ronaldo, tant et si bien qu’on en oubliait facilement qu’il s’agit en fait d’un sport d’équipe qui se joue avec de nombreux autres participants et dont les résultats sont difficilement prévisibles.
Et il s’est effectivement avéré que les discours sur la façon dont les joueurs individuels allaient porter leur équipe à bout de bras jusqu’à la victoire n’étaient que fanfaronnades lorsque le onze allemand, par la supériorité de son jeu collectif, vint mettre tout le monde d’accord en remportant le trophée. Face à la complexité et à l’incertitude, nous avons souvent tendance à nous réfugier derrière de vaines simplifications, et ce comportement caractérise également l’acteur économique et l’investisseur.
Nous reconnaissons maintenant que les modèles économiques traditionnels ont également leurs limites face à la complexité. La finance comportementale, avec ses constatations issues du monde de la psychologie, nous aide à mieux expliquer les tendances du marché et le manque de logique de l’investisseur. Elle donne en particulier des explications convaincantes sur les raisons pour lesquelles les investisseurs ne se comportent pas toujours de façon rationnelle comme on le supposait jadis et sur les mécanismes qui font que des titres peuvent être surévalués ou sous-évalués en fonction des changements d’humeur des investisseurs et de la mode.
De même, la prise de conscience du fait que les systèmes économiques et boursiers ne sont pas en équilibre stable a donné naissance à une nouvelle branche de l’économie appelée l’économie de la complexité. Cela appelle à conclure que le marché boursier est un bon exemple de système adaptatif complexe. Ces systèmes sont complexes en ce sens qu’ils se composent de nombreux éléments interconnectés et adaptatifs en ce sens qu’ils ont la capacité d’évoluer et de tirer les leçons de leur expérience. Il est utile de comprendre les systèmes adaptatifs complexes pour pouvoir comprendre à la fois le marché boursier et l’environnement professionnel perturbateur et hautement compétitif dans lequel opèrent les entreprises.
Nous rencontrons des systèmes adaptatifs complexes partout dans la nature : pour survivre, les colonies d’insectes s’adaptent constamment aux changements qui surviennent dans leur environnement naturel. Le problème réside dans le fait que nous ne pouvons pas véritablement comprendre une colonie de fourmis en observant le comportement d’une seule d’entre elles. Il existe au sein d’une colonie de fourmis ou d’un essaim d’abeilles plusieurs rôles simples et répétitifs, chaque individu n’ayant qu’une compréhension limitée de ce que font les autres. Nous ne pouvons commencer à comprendre la colonie qu’en étudiant le système dans son ensemble, car il est plus cohérent que la somme de ses éléments. Mais il existe d’autres exemples de systèmes adaptatifs complexes, tels que les écosystèmes, le système immunitaire humain et toute entreprise basée sur un groupe de personnes dans un système social (par exemple une équipe de foot).
Une façon utile d’envisager le marché boursier, qui peut être considéré comme étant un instrument de pondération construit sur les opinions individuelles et les opérations de nombreux investisseurs (ainsi que leurs tendances comportementales). Cette bascule s’adapte constamment aux nouvelles informations en fonction de l’incertitude et de la complexité. Les investisseurs sont les composantes de ce système, capables de répondre aux réactions positives ou négatives du système. Ces interactions (ou opérations en termes boursiers), donnent naissance à des modèles qui informent le comportement des agents dans le système et, en fin de compte, le comportement du système lui-même. Toutefois, et tout comme pour l’étude d’une abeille ouvrière dans la ruche, l’analyse d’un investisseur individuel ne fournit que des informations limitées sur l’orientation du marché, qui ne peut être perçue qu’à un niveau global plus élevé.
Les systèmes complexes sont adaptatifs car les participants ajustent leur comportement aux changements dans le système, poussant ce système à évoluer lui-même sur une voie différente. L’intervention humaine au fil du temps dans le parc national américain de Yellowstone est un bon exemple de conséquence inattendue sur un écosystème complexe. Les efforts déployés pour faire augmenter la population des wapitis s’y sont traduits par une suralimentation et une érosion du sol qui, à son tour, a provoqué la réduction de la population des castors. La réduction du nombre des wapitis fut attribuée à tort à ses prédateurs et la décision des gardiens du parc de réduire le nombre des loups gris (jusqu’à leur extinction) a provoqué l’effondrement de la quasi-totalité de l’écosystème du parc, obligeant les autorités à réintroduire le loup gris plusieurs années après. Les changements opérés dans un système complexe exacerbent souvent le niveau de complexité de façon imprévisible et une montée de la complexité et de l’incertitude peut conduire à un point où le système devient chaotique.
L’interdépendance des éléments dans un système adaptatif complexe rend ce système incroyablement difficile à modeler ou gérer car la modification d’un paramètre peut avoir à terme des conséquences inattendues sur les autres parties du système. Cela peut compliquer la gestion d’un parc national mais signifie également que beaucoup de modèles visant à simuler les systèmes adaptatifs complexes, comme les marchés boursiers, peuvent finir par se mordre la queue.
Par exemple, de nombreux modèles quantitatifs de comportement des marchés boursiers ont « explosé » durant la crise financière, les paramètres sur la base desquels ils avaient été conçus ayant été totalement incapables de tenir compte des facteurs extrêmes de la complexité du monde réel engendrés par la crise. Des événements sont survenus qui s’inscrivaient largement en dehors des limites de l’expérience antérieure et qui étaient de ce fait jugés absolument improbables. La crise a fait complètement dérailler les hypothèses simplificatrices de ces modèles et a fourni un rappel opportun des problèmes pouvant surgir lorsque les investisseurs font trop confiance aux approches quantitatives de l’investissement.
Les systèmes adaptatifs complexes voient le jour sur la base des boucles de rétroaction
Autres caractéristiques intéressantes des systèmes complexes :
- Émergence – les systèmes complexes émergent sur la base de l’activité des composantes du système, le système n’étant généralement compris qu’au niveau supérieur. Par exemple, chaque abeille a son rôle à jouer dans la colonie (reine, ouvrière, faux-bourdon, etc.), mais son comportement social émerge du collectif et le comportement du système n’est compris qu’au niveau de la colonie.
- Complexité imbriquée – Les composantes d’un système complexe peuvent elles aussi être des systèmes complexes. Par exemple, une économie se compose d’entreprises et d’organisations, elles-mêmes composées de personnes – toutes étant des systèmes complexes.
- Rétroaction – Les systèmes complexes contiennent des boucles de rétroaction tant négatives (réductrices) que positives (amplificatrices).
- Effets en cascade – en raison de la forte interdépendance entre les composantes des systèmes complexes, le dysfonctionnement d’une ou plusieurs composantes peut conduire à des dysfonctionnements en cascade pouvant avoir des conséquences significatives sur le fonctionnement général du système.
- Mémoire – les systèmes complexes peuvent être dotés d’une mémoire collective et l’histoire d’un système complexe peut de ce fait revêtir de l’importance, car les systèmes complexes évoluent avec le temps et les situations antérieures peuvent avoir une influence sur la situation actuelle.
Toutes ces caractéristiques peuvent être appliquées à un marché boursier. De quels conseils pratiques l’investisseur doit-il alors tenir compte ? Le message clé est peut-être que l’opinion du marché est plus importante que celle d’un quelconque individu au sein du système. Après tout, Monsieur Marché aura toujours le dernier mot.
Nous avons également appris que l’introduction d’une nouvelle espèce dans un parc national, ou le retrait d’une espèce existante, est susceptible de causer des ravages dans l’écosystème local. Dans un contexte d’affaires et de marché boursier, nous pourrions comparer l’arrivée d’Apple sur le marché des Smartphones à l’introduction d’une nouvelle espèce dans l’environnement compétitif. Apple a perturbé l’écosystème local des fabricants de téléphones portables et rapidement détrôné ces opérateurs pour devenir l’espèce dominante.
Enfin, il est utile de se rappeler que le comportement des systèmes adaptatifs complexes (et des marchés boursiers) n’est souvent entièrement compris qu’après coup. La tendance affichée par le marché boursier est ici un bon exemple – le biais de la rétrospective donne à de nombreux investisseurs l’illusion que les événements étaient plus prévisibles qu’ils ne l’étaient en réalité. Cela parce que l’observation d’une suite d’événements donne l’impression trompeuse qu’ils sont linéaires, comme une rangée de dominos, alors que diverses voies avaient en fait été possibles en fonction par exemple des mesures stratégiques choisies, des décisions adoptées par l’entreprise et de la façon dont les investisseurs se sont en conséquence comportés.
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