William De Vijlder, BNP Paribas Investment Partners
À plusieurs reprises (au sommet du G20, devant le Parlement européen) Mario Draghi a insisté pour ne pas utiliser le terme « guerre des devises » à la légère, un appel déguisé à ne pas emprunter cette voie. Faute d’alternative aussi percutante et en raison de leur teneur dramatique, ces mots ont été repris en long et en large par les médias et les analystes.
La saga a commencé lorsque le Japon a donné l’impression de se fixer comme objectif explicite la dévaluation du yen. La situation s’est empirée lorsqu’un représentant du G7 a déclaré que le Japon s’isolerait ainsi, avant de retirer son propos peu de temps après. La déclaration du G20 qui a suivi le sommet de Moscou stipule que les pays poursuivent leur politique intérieure et que les conséquences pour leur monnaie doivent être acceptées. L’affaiblissement de la monnaie devient ainsi une conséquence, un effet secondaire inévitable, plutôt qu’un objectif officiel.
Le comportement récent des devises justifie-t-il l’utilisation du terme « guerre des devises » ? L’évolution d’une monnaie par rapport aux devises des partenaires commerciaux peut se juger à l’aide du taux de change effectif réel fixé sur une base pondérée par les échanges commerciaux et en tenant compte de l’évolution des prix dans les différents pays. Une monnaie peut s’apprécier soit parce que le taux de change nominal augmente sans écart d’inflation, soit parce qu’un pays subit une inflation plus élevée sans changement des taux de change nominaux, soit tout autre événement situé entre ces deux extrêmes. Le tableau ci- dessous montre les taux de change effectifs réels d’un certain nombre de pays d’après les données fournies par la BRI (qui utilise l’indice des prix à la consommation comme mesure des prix).
Il est surprenant de constater que les grands changements se sont produits entre 2000 et 2006, puis en 2008 lorsque la crise financière a éclaté. Plus récemment, les fluctuations ont été plus modérées, à l’exception du franc suisse en 2010-2011. Encore plus récemment, le yen s’est sensiblement affaibli, même si l’ampleur du mouvement reste limitée par rapport à l’historique de la monnaie nippone.
Il se peut que l’agitation autour d’une guerre des devises ne porte davantage sur ce qui pourrait se produire plutôt que sur ce qui s’est déjà passé. Elle reflète la peur qu’une politique de dévaluation ne soit rien d’autre qu’une politique de « chacun pour soi », qui entrainerait des représailles et enflammerait une situation où toutes les parties seraient perdantes. Les guerres de devises (au sens strict comme au sens large) sont-elles inévitablement un jeu à somme négative ou est-il possible de les transformer en jeu à somme nulle, voire positive ?
Comme le sommet du G20 l’a mis en avant, la dépréciation d’une devise peut être considérée comme la conséquence inévitable d’une politique intérieure de relance de la croissance : l’assouplissement de la politique monétaire en général affaiblira la monnaie à court terme en raison des fuites de capitaux provoquées par les différentiels de taux d’intérêt réels avec les autres pays. Une monnaie plus faible fait donc partie du mécanisme de transmission monétaire, tout comme une hausse des cours des actifs. Une telle dépréciation n’est pas nécessairement préjudiciable pour les partenaires commerciaux, surtout si les relations commerciales sont largement diversifiées. La dépréciation d’une monnaie par rapport au reste du monde pourrait avoir une incidence considérable sur la balance commerciale du pays en question, alors que l’impact sur chacun de ses partenaires commerciaux pourrait n’être que
limité : l’effet dépend de l’ampleur de l’appréciation de la devise par rapport à la monnaie affaiblie du pays et de l’importance du commerce bilatéral pour le commerce extérieur mondial (en d’autres termes, l’histoire sera légèrement différente si le pays qui voit sa monnaie se déprécier est une grande puissance).
De plus, une monnaie plus faible peut déclencher des réactions non linéaires dont les répercussions à long terme peuvent être beaucoup plus importantes que les effets du multiplicateur traditionnels à court terme. Ce facteur pourrait donc faire pencher la balance en faveur des pays exportateurs (au moyen d’un levier opérationnel de leurs entreprises) et les convaincre que le moment est venu d’investir. Une hausse des cours des actifs (actions, immobilier) pourrait créer des effets de richesse et permettre aux ménages de puiser dans leur épargne pour financer de nouvelles dépenses. Elle pourrait augmenter la valeur des actifs utilisés comme collatéral pour un emprunt (ce qu’appellent les économistes « l’accélérateur financier ») et ainsi doper les dépenses d’investissement des ménages (investissements résidentiels) ou des entreprises. Ces effets non linéaires pourraient porter l’économie à une «vitesse d’échappement » – ce terme a été utilisé par Mark Carney, le gouverneur actuel de la Banque du Canada et futur gouverneur de la Banque d’Angleterre, dans un autre contexte pour illustrer le décollage de la croissance. Il convient de préciser que pour atteindre cette vitesse, une combinaison de facteurs complexes est nécessaire plutôt que l’amélioration de la balance commerciale induite par la philosophie du chacun pour soi.
Un autre facteur à prendre en compte est la réaction des autres pays. L’appréciation de leur monnaie respective peut être considérée, à juste titre, comme un resserrement des conditions monétaires, susceptible de provoquer un assouplissement monétaire par la réduction des taux ou par l’intensification des mesures d’assouplissement quantitatif. Cette décision affaiblira leur monnaie selon toute probabilité. La tentation serait grande d’y voir une forme de représailles dans le cadre d’une guerre des devises. En réalité, la banque centrale ne ferait qu’adapter sa politique aux nouvelles conditions monétaires (compte tenu de l’évolution du taux de change) et à l’impact sur ses objectifs. Cette situation déboucherait sur des dépréciations en chaîne : les devises s’affaibliraient les unes après les autres, chacune comme un effet secondaire de sa banque centrale poursuivant son mandat en réaction aux mesures précédemment prises par les institutions monétaires des autres pays. Ce scénario rappelle la situation observée dans les années 30, lorsque les pays les uns après les autres quittaient le système de l’étalon-or, déclenchant une succession d’assouplissements monétaires.
Cela signifie-t-il donc qu’une guerre des devises est souhaitable puisqu’elle semble n’avoir aucun effet négatif ? La réponse est non, car des répercussions négatives ne peuvent être exclues. La première est une hausse de la volatilité des taux de change, corollaire inévitable qui pèserait sur le commerce international et les dépenses d’investissement des entreprises. Si les entreprises sont capables d’absorber l’évolution d’une devise dans une seule direction, pour autant que les mouvements ne soient pas trop prononcés et brusques, les fluctuations à la hausse et à la baisse (= volatilité et incertitude des taux de change) sont beaucoup plus difficiles à gérer. L’autre risque pour les pays consiste à prendre des mesures monétaires inadéquates : afin d’enrayer l’appréciation de sa monnaie, la banque centrale peut accroître la masse monétaire, ce qui augmenterait l’inflation ou créerait un boom du crédit et/ou de
l’immobilier. Le troisième risque est la tentation d’instaurer des restrictions sur les mouvements de capitaux avec la peur que d’autres pays fassent de même. Les taux obligataires pourraient ainsi augmenter, pesant sur les finances publiques ou les bénéfices des entreprises. Enfin, il se peut que certains pays ne réagissent tout simplement pas, car ils doutent de l’efficacité d’une telle mesure : par exemple, le ministre des finances néo-zélandais a récemment déclaré qu’il n’est pas judicieux de participer à une guerre des devises avec comme seule arme une sarbacane… En théorie, l’inaction pourrait provoquer une correction exagérée des devises, car la politique monétaire serait alors considérée comme ultra- conventionnelle (voilà l’une des raisons pour laquelle l’euro s’est raffermi récemment).
En résumé, il est généralement accepté que la dépréciation d’une monnaie constitue une conséquence inévitable de l’assouplissement monétaire et qu’elle a un effet positif en fin de compte. Pourtant, les risques sont bien présents : les pays victimes de l’appréciation de leur monnaie pourraient être contraints d’assouplir leur politique monétaire et courir ainsi le risque de formations de bulles. Les pays qui décideraient de ne pas procéder à un assouplissement pourraient voir leur monnaie s’apprécier, même si l’écart de production était négatif au départ.
Cette donnée rend le contexte de marché plus complexe pour l’investisseur, mais elle crée également des opportunités tactiques : les récentes fluctuations de change suggèrent que les investisseurs ont redécouvert les devises comme classe d’actifs à part entière.