L’émission décevante d’obligations d’État allemandes cette semaine peut être interprétée de différentes façons.
- La théorie des « esprits animaux » (animal spirits). Pour plusieurs raisons psychologiques inexplicables, l’envie n’y était tout simplement pas chez les investisseurs. En tant qu’économiste, cette explication ne vous aidera pas beaucoup.
- La théorie du « réveillez-vous ». Les grands investisseurs extérieurs à la zone euro en ont par-dessus la tête de voir cette crise s’éterniser et veulent envoyer un signal en n’achetant plus d’obligations allemandes.
- La théorie de la panique. Les investisseurs, dans et en dehors de la zone euro, craignent que la contagion ne s’étende irrémédiablement, que la récession de la zone euro soit plus profonde que ne le laisse entendre le président de la BCE, Mario Draghi, qui a récemment qualifié la récession de légère. Aussi l’Allemagne n’échapperait-elle plus à la tourmente, ce qui creuserait son déficit public.
- La théorie du « vautour de l’inflation ». Elle prévoit la venue d’un deus ex machina : soit l’Allemagne renonce à s’opposer aux euro-obligations, soit la BCE décide d’acheter des obligations sans aucun plafond. Dans le premier cas, le revirement de la confiance économique serait significatif et pourrait inciter rapidement la BCE à juger sa politique monétaire trop souple. Dans le second cas, on pourrait craindre que les achats illimités stimulent l’inflation. Dans les deux cas, les investisseurs qui craignent l’inflation refuseraient encore d’acheter des obligations allemandes aux rendements actuels. Je précise immédiatement que cette théorie du « vautour de l’inflation » ne trouve aucun fondement dans les récentes déclarations tant d’Angela Merkel (‘nein’ aux euro-obligations) que de Mario Draghi (« no » au rôle d’acheteur en dernier recours de la BCE).
- La théorie du « moment charnière ». Les marchés ont le nez fin pour anticiper les développements. Lorsque la Banque centrale d’Angleterre, soucieuse de maintenir la livre sterling dans le système monétaire européen, décida le mercredi 16 septembre 1992 d’augmenter son taux directeur de plusieurs centaines de points de base sur une base annuelle, la Bourse monta car les investisseurs s’étaient rendu compte que cette stratégie de défense était peine perdue. D’ailleurs, cette prévision ne tarda pas à se vérifier, car plus tard dans la journée, la livre sterling quittait le SME. La réticence des investisseurs à acheter des obligations d’État allemandes pourrait être un signal exprimant l’attente de quelque chose de plus grand, de l’imminence de la solution définitive à cette crise. A la lumière des commentaires récents, ce point de vue semble pour le moins optimiste. Pourtant, d’aucuns affirment que c’est généralement au plus fort de la crise que les protagonistes sont le plus disposés à faire de réels efforts et à mettre de l’eau dans leur vin.
- La théorie du « ça suffit ». Les investisseurs n’estiment pas judicieux d’acheter des obligations d’État allemandes à long terme aux niveaux actuels vu les coupons réels négatifs (l’inflation est supérieure au taux offert).
Cette dernière déclaration mérite que l’on s’y attarde quelque peu. En effet, jusqu’il y a peu, l’appétit pour les obligations d’État allemandes était énorme, même si le taux réel était négatif. Pourquoi dès lors ce changement ? J’y vois trois explications possibles :
- les analystes ne croient plus en un scénario à la japonaise pour la zone euro ou l’Allemagne : aucun risque de déflation, donc aucun risque de baisse prolongée des taux d’intérêt ;
- les investisseurs estiment avoir suffisamment investi dans les valeurs refuge que sont les obligations allemandes ;
- le marché n’exclut pas à court terme une évolution positive à la crise de la zone euro. Dans pareil contexte, l’investisseur peut agir de plusieurs façons. La manière agressive consiste à acheter des instruments financiers qui ont énormément pâti de la crise (obligations italiennes, actions de la zone euro). Une méthode plus prudente serait d’acheter moins d’obligations allemandes et de placer l’argent à court terme. En effet, la sensibilité aux taux (appelée duration) des obligations allemandes à dix ans s’élève à environ 9. Dès qu’un soupçon de solution apparait, le taux pourrait monter en flèche de 100 points de base facilement et impliquerait donc une chute du cours de 9 pour cent. Aussi est-il compréhensible que les investisseurs préfèrent adopter une position attentiste.
Les six théories présentées ci-dessus ne sont pas toutes aussi réalistes, c’est le moins que l’on puisse dire. Si l’on doit en choisir une, la moins irréaliste est la sixième : la théorie du « ça suffit ». Encore est-il prématuré d’affirmer que LA solution est imminente. Ceci dit, les événements de cette semaine pourraient suggérer que les investisseurs estiment que l’on se rapproche d’un moment charnière. Il reste à espérer que même cet espoir ne soit pas trop optimiste.
William De Vijlder, Le 28 novembre 2011